Ukraine: la Suisse s'attaque à l'argent de la corruption après l'avoir abrité

02 mars 2014 | Par Agathe Duparc - Mediapart.fr

L'ancien président ukrainien Viktor Ianoukovtich.L'ancien président ukrainien Viktor Ianoukovtich. © Reuters

La Suisse traque les fonds du clan Ianoukovitch. Berne a publié une liste de vingt noms. Genève enquête sur une société appartenant au fils du président déchu. Une plainte contre l'opposante Ioulia Timochenko, elle aussi soupçonnée de malversations, est par ailleurs examinée. Mediapart détaille les montages offshore qui ont permis la fortune des uns et des autres.

C’est à chaque fois le même scénario : dès qu’un régime corrompu s’écroule, la Suisse qui, depuis des années, se présente comme la championne en matière de restitution des avoirs illicites des potentats, et autres "personnes politiquement exposées", s’empresse de faire bloquer préventivement des fonds. Mais il faut attendre pour cela que le dirigeant corrompu soit à terre, alors qu’auparavant banquiers, intermédiaires financiers et avocats l’avaient accueilli à bras ouverts. Il y a eu la chute de Ben Ali (Tunisie), puis celle de Moubarak (Égypte) et c’est maintenant au tour du « clan Ianoukovitch » qui avait lui aussi, semble-t-il, ses quartiers en Suisse. 

Vendredi 28 février, le Conseil fédéral (gouvernement) a annoncé qu’il ordonnait le blocage « des éventuels avoirs suisses de Viktor Ianoukovitch et son proche entourage », afin d’« éviter tout risque de détournement des fonds publics ukrainiens », quelques heures après que l’Autriche eut pris la même décision.

« Le but de cette mesure est d’empêcher que ces avoirs ne soient retirés de Suisse avant qu’ils ne puissent être bloqués par la voie ordinaire de l’entraide judiciaire en collaboration avec les autorités ukrainiennes. » « S’il devait s’avérer dans le cadre de futures procédures pénales que les avoirs sont effectivement d’origine illicite, ils pourront être restitués à l’Ukraine après la condamnation pénale de l’ancien dirigeant et de son entourage », poursuit le communiqué.

Précision helvétique : l’ordonnance d’application, qui s’adresse d’abord aux banques, est entrée en vigueur le 28 février à 12 heures et prendra fin le 27 février 2017. En dehors de Viktor Ianoukovitch et son fils Alexandre, ancien dentiste qui a fait fortune en un temps record, on y trouve dix-huit proches du président déchu (voir ici l’ordonnance d’application).

Viktor IanoukovitchViktor Ianoukovitch © Reuters

 

Le matin même, le ministère public genevois avait pris les devants, en annonçant avoir perquisitionné, la veille, une société appartenant au fils Ianoukovitch (voir communiqué), et avoir ouvert contre lui et son père une « procédure pour blanchiment aggravé ». La structure visée est Mako Trading SA. Cette société « de négoce de matières premières et agricoles, d’énergies et produits finis et demi-finis » a été enregistrée au registre du commerce (voir ici) en novembre 2011. Le premier procureur Yves Bertossa explique que la perquisition a permis de mettre au jour « la constellation de sociétés détenues directement ou indirectement par monsieur Alexandre Ianoukovitch, en Ukraine, aux Pays-Bas et en Suisse ». La documentation saisie est en cours d’analyse.

Mercredi 26 février, le seul administrateur de Mako Trading, Felix Blitshteyn, citoyen américain né au Tadjikistan, avait accepté de recevoir Mediapart. Les spacieux locaux de la société semblent presque vides, installés au huitième étage d’une résidence de luxe occupée par des représentations diplomatiques. Aucune plaque n'a été posée à l'extérieur. M. Blitshteyn, qui dit employer huit personnes, affirme avoir toujours travaillé « dans la plus stricte légalité ». Il explique qu'en 2012, Mako Trading a exporté 230 000 tonnes de charbon dans le monde entier : Inde, Brésil, Corée, Italie, Hongrie, Espagne. En 2013, ce volume est passé à 580 000 tonnes. La société avait l’intention de se lancer dans la vente de grains, mais n’« y est pas parvenue », affirme-t-il. Le charbon est acheté « soit directement auprès de mines en Ukraine, soit auprès de  concurrents, tels Metinvest et DTEK », les deux structures de l’oligarque milliardaire Rinat Akhmetov, un proche des Ianoukovitch.

Felix BlitshteynFelix Blitshteyn © Agathe Duparc

En Ukraine, le groupe Mako fondé par Alexander Ianoukovitch, 41 ans, est constitué par une holding du même nom – enregistrée à La Haye aux Pays-Bas, en octobre 2011 – qui englobe une vingtaine d’entreprises en Ukraine, Pays-Bas et Suisse, principalement actives dans la construction, l’immobilier et plus récemment les matières premières. Elle ne dispose d’aucun site internet. Le fils du président est aussi propriétaire de la banque ukrainienne de développement UBD, créée en 2009. En 2011, il en est devenu actionnaire à 100 % après qu’un de ses amis proches a été nommé à la tête de la Banque nationale d’Ukraine – voir l'organigramme fait sur le site Yanukovitch.info

Selon le magazine Forbes, la fortune du fils aîné du président s’est accrue en 2013 de manière foudroyante, passant de 183 millions de dollars en avril, à 510 millions en novembre.

La carrière de son représentant à Genève est en mesure de fournir quelques indices. M. Blitshteyn a d’abord été au service de l’oligarque Rinat Akhmetov. En 1998, il est nommé directeur de Metinvest International – la branche de négoce de métaux du géant minier Metinvest –, enregistrée un an plus tôt à Genève. En 2007, le voilà à la tête de Partifina SA, le family office de Rinat Akhmetov, sorte de conciergerie de luxe qui organise tous les besoins domestiques et financiers du multi-milliardaire : de l’acquisition d’œuvres d’art à la constitution de trust, en passant par l’inscription des enfants dans des collèges de luxe.

Les liens entre l'oligarque Rinat Akhmetov et les Ianoukovitch

Mais quand Rinat Akhmetov décide d’installer sa famille au Royaume-Uni, Partifina SA est mise en sourdine. La fiduciaire a-t-elle ensuite joué le même rôle pour la famille Ianoukovitch ? « Non pas du tout ! » se défend M. Blitshteyn. « Je ne sais pas si Alexandre Ianoukovitch avait un compte en banque ou de l’immobilier en Suisse. Je l’ai rencontré quatre fois. Mon seul travail était de vendre à l’étranger du charbon, pas plus », rétorque-t-il, disant ne pas savoir où se trouve actuellement le fils de l’ancien président.

Genève, l’une des capitales mondiales de négoce de matières premières, a de quoi intéresser ceux qui traquent les avoirs du clan Ianoukovitch. 

Rinat Akhmetov, originaire de Donetsk comme l’ex-président, a été l’un des oligarques les plus proches de la « famille ». Avant que le 26 février, il ne décide finalement de sauter du navire, en soutenant le nouveau gouvernement. Son empire, le géant SMC inclut la holding métallurgique et minière Metinvest, ainsi que DTEK active dans le secteur de l’énergie, soit plus de 100 sociétés et 30 000 employés. 

DTEK contrôle 46 % de la production de charbon en Ukraine, 30 % de la production d’électricité et 37 % de la distribution d’électricité. Or le 18 juin 2013, elle a ouvert des bureaux à Genève. Quoique le terme soit excessif. Au numéro 6 de la place du Chevelu, dans le quartier des banques, il faut un certain temps pour apercevoir en lettres minuscules son inscription – DTEK Trading SA – sur une boîte aux lettres qui abrite une vingtaine d’autres sociétés.  En décembre 2013, le capital de cette structure est passé de 100 000 francs suisses à 49 millions de francs suisses, alors que la contestation battait déjà son plein sur Maïdan. Cet « apport en nature » comme l’indique le registre du commerce s’est fait depuis la DTEK trading limited de Nicosie à Chypre.

Samedi 1er mars, Rinat Akhmetov s’est défendu d’avoir de quelconques liens de business avec les Ianoukovitch. « Les décisions de plusieurs pays européens de geler les avoirs qui puissent être liés à Viktor Ianoukovitch ne touchent pas les compagnies du groupe SCM », a -t-il à juste titre relevé.

Berne s’est en effet bien gardé d’inscrire l’oligarque sur sa liste des personnes physiques concernées par l’ordonnance de blocage des fonds. Outre Viktor et Alexandre Ianoukovitch, sont principalement épinglés des hommes politiques. Les deux anciens premiers ministres y figurent : Sergeï Arbuzov et Mykola Azarov. Ce dernier a démissionné fin novembre s’envolant dans un jet privé pour l’Autriche. 

Sur la liste suisse, on trouve Andreï Klyuyev, ex-chef de l’administration présidentielle, et son frère Sergeï, homme d’affaires, Olena Lukash, ex-ministre de la justice, Yuriy Kolobov, ancien ministre des finances, Vitaliy Zakharchenko, ancien ministre de l’intérieur, Guennadi Kernes et Mikhaïl Dobkin, respectivement maire et gouverneur de Kharkiv, ainsi qu’Alexandre Klymenko, ex-ministre des recettes et des impôts, et Viktor Pchonka, l’ancien procureur général dont les goûts pour le luxe et le kitsch sont désormais connus. Les photos de son hôtel particulier figurent sur ce site. 

Viktor Pchonka, ex-procureur général d'UkraineViktor Pchonka, ex-procureur général d'Ukraine © dr

Ironie de l’histoire, en novembre 2013, juste avant le déclenchement du mouvement de contestation qui allait les emporter, MM. Klymenko et Pchonka avaient lancé une vaste opération pour récupérer dans le monde entier les avoirs détournés par Ioulia Timochenko, comme nous l’avons raconté dans notre enquête (voir ici). M. Pchonka s'était même déplacé en Suisse les 14 et 15 novembre pour rencontrer ses homologues à Berne et Genève.

Le grand cabinet d'avocats international, Lawrence Graham, avait alors été mandaté pour tenter de retrouver « au moins 200 millions de dollars détournés » par le tandem Lazarenko-Timochenko, comme l’indiquait un communiqué qui a disparu du site Internet.

Depuis plusieurs décennies, de lourds soupçons de corruption pèsent sur l’« icône de la révolution orange », qui a débuté sa carrière de businesswoman dans le gaz, à la tête de United Energy Systems of Ukraine (UESU). Au milieu des années 1990, elle avait pour mentor Pavel Lazarenko, l’ancien premier ministre ukrainien, condamné aux États-Unis et en Suisse pour racket, blanchiment et corruption. Ioulia Timochenko, pour sa part, était passée à travers les gouttes.

Devenue la bête noire du clan Ianoukovitch, elle a finalement été condamnée à Kiev en 2011 à sept ans de prison pour « abus de pouvoir » (dans le cadre de la signature d’un accord gazier entre Kiev et Moscou particulièrement défavorable à l’Ukraine), avec la menace que de nouvelles accusations soient avancées contre elle.   

Ioulia Timochenko libérée, 22 février 2014Ioulia Timochenko libérée, 22 février 2014 © Reuters

Avec sa libération, le mandat donné au cabinet Lawrence Graham est désormais caduc. Ou presque.

Comme l’a appris Mediapart, une plainte contre Ioulia Timochenko a bien été déposée in extremis, à la mi-février, auprès du parquet de Genève. Elle est désormais entre les mains d’Yves Bertossa, le procureur qui mène aussi l’enquête contre le clan Ianoukovitch. « Je peux vous confirmer que cette plainte contre Mme Timochenko est en cours de vérification et d’analyse. Quel que soit le contexte politique, la seule chose qui nous intéresse est de savoir si la loi a été violée », a-t-il expliqué à Mediapart.

Une fois de plus, les pistes mènent à Genève et ses banques. En juillet 2000, le Tribunal de police du canton avait rendu un jugement contre Pavel Lazarenko et son associé Kirichenko pour des faits de corruption concernant deux entreprises ukrainiennes (voir ici le jugement). La justice helvétique avait alors décidé de ne pas poursuivre Lazarenko pour corruption dans les affaires de gaz, puisque la procédure américaine s’en chargeait, M. Lazarenko ayant été arrêté aux États-Unis.

Une plainte contre Ioulia Timochenko examinée à Genève

Dans le cadre d’une demande d’entraide internationale faite en parallèle, l’Ukraine avait obtenu des informations bancaires sur les mouvements de fonds de plus de douze comptes, répartis dans cinq banques suisses, pour la période allant de 1994 à avril 1998. Les avocats de Lawrence Graham ont pu récupérer l’ensemble de ces pièces à Kiev.

Ils se sont intéressés à deux comptes : l’un ouvert au nom de la société Orphin SA, auprès de la Banque populaire suisse (BPS), aujourd’hui devenue le Crédit suisse, et l’autre au nom de la société Wilnorth auprès de la SCS Alliance aujourd’hui Compagnie bancaire helvétique (CBH). Il apparaît que la quasi-totalité des virements qui alimentaient ces comptes provenait de la Somolli LDT, la société de Ioulia Timochenko. Cette société offshore enregistrée à Chypre servait de réceptacle – comme a pu le documenter la procédure américaine – aux détournements de fonds provenant de la vente du gaz ukrainien.

Or si les faits sont largement prescrits, la plainte demande à la justice genevoise de mettre à nouveau son nez dans ces « vieux » comptes. Dans le jugement de police de 2000, il n’est nulle part indiqué que ces comptes ont été fermés et soldés, puisqu’ils n’intéressaient pas la procédure suisse qui s’est concentrée sur d’autres faits délictueux. En février 1998, le compte Wilnorth était crédité de 41 000 de dollars et d’un dépôt fiduciaire de 145 000 dollars. De même, on ignore si le compte Orphin a été liquidé.

Mais il existe des éléments beaucoup plus actuels. Dans la plainte, les avocats mandatés par le pouvoir aujourd’hui déchu demandent qu’une perquisition soit menée au sein de la Compagnie bancaire helvétique à Genève (CBH). Ils visent un compte actuel, ouvert par la société Mintaka. Plusieurs documents prouvent qu’Evguenia Timochenko-Carr, la fille de Ioulia Timochenko, se cache derrière la Mintaka, société enregistrée à Panama (voir ci-dessous).

Un extrait du document panaméenUn extrait du document panaméen

Mintaka est elle-même détenue par trois autres structures panaméennes, ce qui dénote une volonté de dissimulation. C’est dans un e-mail envoyé le 21 mail 2012 par Evguenia Timochenko-Carr et publié sur un site ukrainien que le numéro du compte est apparu. 

Depuis le début de sa carrière, Ioulia Timochenko s’est largement appuyée sur sa famille pour mener ses affaires : son père, d’abord, et son mari Olexandre Timochenko, qui ont participé au montage de structures offshores. Tout au long de son emprisonnement, sa fille Evguenia s'est chargée de sa défense, menant une intense activité de lobbying en Europe. Elle n’a aucune activité lucrative connue.   

Désormais libre, Ioulia Timochenko s’est démenée dans l’ombre pour placer à la tête du gouvernement de transition Arseni Iatseniouk, et au ministère de l’intérieur, Arsen Avakov, tous deux membres de son parti Batkivchtchina (Patrie). En privé, elle a fait part de son intention de se présenter aux présidentielles du 25 mai prochain, comme le rapportait récemment l’ancien boxeur, Vitaly Klitschko, leader du parti Oudar qui lui aussi est officiellement candidat. 

Elle devrait ainsi logiquement être blanchie des malversations dont le précédent pouvoir l’accusait. Vendredi 28 février, une cour de Kharkiv a levé toutes les charges d’escroquerie fiscale et de fraude à la TVA à très large échelle qui pesaient contre elle, dans la procédure United Energy Systems of Ukraine (UESU). La cour a invoqué le « manque de preuves ». Cette société a déjà été largement mentionnée dans l'affaire Pavel Lazarenko.

La revanche se prépare. Dans son discours d’investiture devant la Rada (parlement), jeudi 27 février, le premier ministre Arseni Iatseniouk a dressé le portrait d'un pays au bord du défaut de paiement, saigné par ses précédents dirigeants. « Trente-sept milliards de dollars reçus sous forme de crédits ont disparu sans qu'on sache où ils se trouvent », a-t-il expliqué, accusant Viktor Inaoukovitch et son clan d’avoir fait main basse sur ces milliards. « Le chômage progresse à un rythme galopant ainsi que la fuite des investissements. Nous n'avons pas d'autre solution que de prendre des mesures extraordinairement impopulaires, dont la réduction des programmes sociaux et des subventions, la réduction des dépenses », a-t-il ajouté.

Si ce discours a été le déclencheur des mesures prises en Suisse et en Autriche, l’Union européenne, elle, n’a toujours pas bougé. Au plus fort de la crise, le 20 février, les ministres des affaires étrangères de l’UE avaient brandi la menace de « sanctions ciblées, y compris un gel des avoirs et une interdiction de visas à l’encontre des personnes responsables des violations des droits de l’homme, des violences et du recours excessif à la force » (voir ici). Les responsables européens se perdaient en conjectures pour savoir s'il fallait y inclure Viktor Ianoukovitch lui-même. Alors impliqué dans la négociation à Kiev, Laurent Fabius avait affirmé : « Il faut taper au portefeuille dans ces cas-là. » Mais une fois ledit Ianoukovitch balayé du pouvoir et le calme (relatif) revenu à Kiev, tout est retombé. « L’éventualité de sanctions entrait dans le cadre d’un dispositif pour faire cesser les violences à Kiev », reconnaît un diplomate européen.

Pour l’instant, aucune action n’est prévue à Bruxelles pour geler les avoirs du clan Ianoukovitch, comme cela avait été fait pour les fonds Ben Ali et Moubarak. « Cette question a été débattue au Conseil de l’UE mercredi 26 février, mais il n’y a pas d’unanimité pour avancer. Seule la Pologne veut agir », précise le diplomate européen, ajoutant que la plupart des autres pays, dont la France, « réfléchissent ».

URL source: http://www.mediapart.fr/journal/international/020314/ukraine-la-suisse-sattaque-largent-de-la-corruption-apres-lavoir-abrite